Alice Zeniter transforme « Martin Eden » de Jack London en « Edène »

Alice Zeniter transforme « Martin Eden » de Jack London en « Edène »
Théatre
  • Au Théâtre Public de Montreuil, la romancière propose une adaptation féministe et pertinente de l'oeuvre de Jack London.
  • Ce récit d’ascension sociale d’une jeune femme à travers l’écriture, interprété par une troupe exclusivement féminine, ravive les questions déjà présentes dans l’oeuvre du romancier américain.
  • Interview d’Alice Zeniter. déjà connue pour son roman « L’Art de perdre ».

Alice Zeniter ©Lynn S.K

Qu’est-ce qui vous intéressait dans « Martin Eden », le roman de London, et pourquoi avoir choisi de le transposer au théâtre ?

Ce qui m’intéressait, c’est qu’il raconte une histoire d’ascension sociale qui n’est pas une histoire d’ambitieux, contrairement aux figures des romans de la fin du XIXe siècle type Rastignac ou Bel Ami. Le personnage de London n’est attiré par la bourgeoisie que pour ce qu’il imagine qu’elle peut lui donner : l’accès à la beauté. Il tombe amoureux d’une femme qui lui paraît incarner la beauté éthérée de la bourgeoisie et à travers elle un rapport à l’art. Et je me suis dit que j’avais à nouveau envie de raconter cette histoire pour les questions qu’elle soulève: comment rencontre-t-on l’art quand on vient d’un milieu socioculturel qui ne nous a pas mis ça sur notre chemin ? Et comment fait-on pour créer quand on vient d’un milieu qui nous dit : « laisse tomber c’est pas pour toi ? »

Et pourquoi ne faire jouer la pièce que par des femmes ?

Je trouve que le roman de London a bien vieilli sur toutes les questions sociales, politiques, artistiques, mais sur la question du sexisme, on ne peut pas en dire autant. Chez London, il y a cette croyance que seuls les hommes peuvent être des forces créatrices, les femmes ne sont que des muses ou des exégètes. Et j’ai donc voulu raconter l’histoire avec une héroïne femme et uniquement avec des femmes pour voir ce que ça donnerait.

Comment avez-vous procédé pour moderniser l’oeuvre de London ? Vous vous êtes beaucoup documentée ?

Oui, je suis par exemple allée interviewer des lingères qui travaillent dans un abattoir en Bretagne parce que c’est le milieu dans lequel je voulais faire travailler ma protagoniste. Sur l’aspect « processus de création », j’ai fait une collecte de parole auprès du label « Jeune Texte en Liberté » qui regroupe de jeunes auteurs et autrices pour leur demander si les situations de précarité, de déception, de classisme décrites par London leur parlaient encore, en les encourageant à me raconter leurs propres expériences. J’ai aussi beaucoup pensé à la figure de Joseph Ponthus en me demandant quel auteur parlait aujourd’hui du travail à la chaîne comme il le fait dans « A la ligne. Feuillets d’usine ». Enfin, j’ai aussi je pense glissé pas mal de choses de ma vie à moi.

Dans un passage de votre pièce, des lingères reprochent à Edène d’avoir écrit sur elles alors que cette dernière ne souhaite que les défendre. Est-ce que finalement, quand on cherche à raconter la classe ouvrière, même si on en vient, on ne finit pas toujours par être perçu comme un traître ?

Je ne dirais pas ça comme ça. Mais c’est vrai que de manière générale, quand on « écrit quelqu’un » – peu importe sa classe sociale – on le fait toujours un peu dans son dos. C’est lié au geste même de l’écriture qui est solitaire. Le fait d’être raconté par quelqu’un, c’est toujours susceptible d’être ressenti comme une violence. Je pense que quand on écrit, il faut garder ça présent à l’esprit. Ce qui se double d’une autre question : à qui je raconte ces femmes ? Bien souvent, je les raconte aux gens qui lisent, pas à ces femmes elles-mêmes qui, comme le dit un personnage de la pièce, préfèrent les romans d’amour qui se terminent bien. Quand j’écris donc quelque chose qui dans le milieu de ces femmes est admis sans être interrogé, il faut que je me demande comment cela peut être interprété hors de ce milieu.

Justement, pour contrecarrer un peu cet effet, est-ce que vous vous efforcez de faire venir au théâtre des gens qui n’en ont pas l’habitude ?

Bien sûr, mais ce n’est pas propre à cette pièce. Les théâtres font par exemple venir beaucoup de scolaires dont certains ne sont jamais venus au théâtre. On sait toutes dans l’équipe que c’est hyper important quand on est la première rencontre de quelqu’un avec le théâtre parce que bien souvent, ça conditionne toute la perception qu’ils auront ensuite du théâtre. D’où les questions qu’on se pose souvent : est-ce que c’est excluant ? Est-ce que les jeunes ne vont pas se dire : ça raconte d’autres personnes que moi ? Quand on voit ces jeunes être heureux à la sortie de la pièce, on se dit que peut-être un rapport de familiarité avec le théâtre va s’instaurer.

Propos recueillis par Christophe Lehousse

©Crédit photo de Une: ©Simon Gosselin

« Edène », adapté et mis en scène par Alice Zeniter, jusqu’au 26 janvier au Théâtre Public de Montreuil, relâche le lundi– de 8 à 26 euros

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